Chicharrón

Le 22 novembre 2017, les studios Pixar entraînent le public dans le monde des morts avec Coco, leur dix-neuvième long-métrage animé. Haut en couleur, l’endroit est alors présenté comme un havre de paix pour les défunts. Tous, cependant, n’ont pas le droit à une éternité heureuse, à l’image de Chicharrón, un vieux musicien malheureusement oublié de tous.

Bien décidé à faire la rencontre de feu Ernesto de la Cruz qu’il pense être son arrière-arrière-grand-père, le jeune Miguel se met en tête de participer au tremplin musical organisé traditionnellement sur la Plaza de la Cruz, la place centrale du monde des défunts. Le vainqueur du concours recevra en effet comme récompense de se produire devant l’ancienne gloire de la musique. Miguel souhaite donc tenter sa chance. Reste maintenant pour lui de trouver une guitare.

Avec l’aide d’Héctor, croisé un peu plus tôt dans les locaux de la douane du royaume des morts, le petit garçon pénètre alors dans les bas-fonds, là où vivent les âmes esseulées dont le souvenir est en train de s’estomper dans le monde des vivants où plus personne ne pense à elles. Parmi ses pauvres ères, vit notamment Chicharrón, un ancien musicien qui, à présent, ne veut plus voir personne. Lui aussi abandonné des vivants, il s’est isolé dans sa cabane devant laquelle des pancartes indiquent de ne surtout pas entrer.

Passant outre ces consignes, Héctor conduit donc Miguel auprès de Chicharrón. Allongé dans son hamac où des dizaines d’objets en tout genre s’entassent, celui-ci manifeste immédiatement son mécontentement. « J’ai pas envie de voir ta sale tête, Héctor », lance-t-il sur un ton glacial, « Sors de là, maintenant ! ». Apprenant que son ami souhaite lui emprunter sa guitare, Chicharrón sort soudain de sa torpeur. « Ma guitare ? Ma précieuse guitare ? La mienne ? ». Inquiet, le vieux squelette sert son instrument contre lui. Il refuse en effet de la prêter à Héctor qui, selon ses dires, ne lui a jadis jamais rendu ni sa camionnette, ni sa glacière, ni ses serviettes de table, ni son lasso, ni son fémur…

Obligé de reconstituer sa jambe avec un tige de métal, Chicharrón est incapable de contenir ses nerfs. Prêt à en découdre avec Héctor, il est toutefois coupé dans son élan par un faisceau de lumière qui lui parcourt tout le corps. Perdant toute once d’énergie, Chicharrón est obligé de se recoucher dans son hamac sous le regard plus qu’inquiet de son ami. « Je disparais, Héctor… », confesse-t-il, « Je le sens bien… Même si je voulais jouer de la guitare, j’aurais plus la force… ».

Complètement effondré, Chicharrón a du mal à parler. « Toi… Joue-moi un morceau », demande-t-il à Héctor qui hésite. « Si tu la veux, tu dois la mériter », le prévient Chicharrón. Héctor obtempère et interprète Tout le monde connaît Juanita, la chanson préférée du vieux défunt qui ronchonne en écoutant son ami changer certaines paroles scabreuses pour ne pas choquer Miguel.

Ému à l’écoute de la complainte, Chicharrón sent que son heure est venue. « Ça m’rappelle des souvenirs », confie-t-il en retirant son large chapeau, « Gracias... ». Fermant les yeux pour la dernière fois, Chicharrón est entouré d’un halo lumineux. Sans personne pour entretenir son souvenir dans le monde des vivants, le vieux musicien subit finalement sa dernière mort au moment où son âme est évaporée en poussière d'or… Alors que le chapeau de Chicarrón tombe sur le sol, Héctor lève son verre en hommage à son ami désormais éternellement disparu.

Lorsqu’ils débutent la production de Coco au milieu des années 2010, les équipes des studios Pixar réunies derrière le réalisateur Lee Unkrich font le choix de rendre hommage à la culture mexicaine et à sa vision poétique et festive de la mort célébrée chaque année lors du Jour des Morts (Día de Muertos). La tradition consiste alors à honorer les défunts en déposant des offrandes sur leur tombe ou sur des autels installés au sein de la famille ou chez des amis. Si la Toussaint célébrée en Europe est une fête bien plus sobre et marquée par le recueillement et la peine, le Jour des Morts est au Mexique une grande fête, joyeuse, parfois étirée sur plusieurs journées et marquée par des banquets, des remises de cadeaux, des performances artistiques, des chants et des défilés. Connue dans le monde entier, notamment grâce au cinéma, cette célébration est entrée au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco en 2008.

Dans Coco, les scénaristes et les artistes de Pixar reprennent les codes de cette tradition mexicaine afin d’offrir au monde des morts un aspect joyeux et festif. L’endroit est ainsi représenté comme une ville chaleureuse et bariolée, avec ses rues animées et ses immeubles immensément grands. Ils ont toutefois complété les lieux avec un autre quartier, une sorte de bas-fonds lugubre surnommé le « quartier des oubliés ». Sorte de bidonville fait de bric et de broc, l’endroit est l’exact opposé de la surface. Les constructions revêtent un aspect horizontal. La couleur est remplacée par l’obscurité. La connotation souterraine est renforcée par un enchevêtrement d’objets, de cabanes, de planches qui renforcent davantage encore l’aspect de pagaille de l’ensemble.

Tranchant radicalement avec le joyeux monde des morts, le quartier des oubliés est utilisé afin d’évoquer une autre croyance de la culture mexicaine qui veut en effet que chaque personne meurt en réalité trois fois. La première fois correspond au moment où le défunt rend son dernier soupir. La deuxième a lieu au moment où la famille procède à l’enterrement du corps. La troisième, enfin, se produit lorsque plus personne sur Terre ne se souvient du mort. Son souvenir s’éteint dès lors définitivement et son âme disparaît de l’autre-monde.

Chicharrón est l’incarnation de cette croyance. Reclus dans sa cabane, il est présenté comme un vieux musicien aigri et possessif. Usé par le temps, il apparaît comme une sorte d’accumulateur compulsif qui refuse tout net qu’on lui prenne ses affaires. Pour s’assurer qu’on ne lui piquera rien, il conserve dans son hamac ses plus beaux objets, en particulier sa guitare qu’il accepte finalement de céder au moment où il comprend que son heure est venue.

Concept arts par Daniel Arriaga

Au cœur d’une scène particulièrement émouvante, Chicharrón reste un personnage mystérieux dont le public ne sait finalement pas grand-chose. Rien n’est en effet dévoilé sur son passé hormis le fait qu’il était certainement un artiste, tout comme Héctor. Vivant peut-être dans la misère la plus totale, ce que peuvent laisser penser ses vêtements et son chapeau percé, sa carrière a sans doute été modeste, ce qui pourrait expliquer sa rancune et son caractère bougon. Certainement mort vieux, ce que peut indiquer cette habitude de garder précieusement le moindre objet - une manie qui se retrouve souvent chez les personnes âgées - il n'a sans doute pas rencontré le succès escompté. Cela qui pourrait ainsi justifier que tout le monde l’ait oublié. Chicharrón serait alors le pendant d’Ernesto de la Cruz, encore honoré des décennies après sa mort. Son patronyme reste également obscur et semble être davantage un surnom qu’un véritable prénom. Au Mexique, Chicharrón est en effet le nom donné à une spécialité culinaire consistant à faire frire une peau de porc dans du saindoux afin de la rendre croustillante. Elle est ensuite consommée avec une sauce, des pommes de terre et des feuilles de nopales. Elle peut également être mangée crue dans une tortilla.

Peinture numérique d'Ernesto Nemesio

Le personnage de Chicharrón est notamment conçu par les artistes Daniel Arriaga et Ernesto Nemesio. Né à Oakland, en Californie, le premier étudie à l’Academy of Art College de San Francisco avant d’intégrer les studios Pixar en mai 2001 en tant qu’assistant de production sur les effets spéciaux de Monstres & Cie puis des (Les) Indestructibles. Il devient ensuite illustrateur et concepteur de personnages sur Ratatouille, WALL•E et Là-Haut, puis prend la direction artistique de Toy Story 3. En 2009, Arriage passe chez Disney et travaille sur Lutins d'Élite, Opération Secret du Père Noël et Les Mondes de Ralph. Il revient chez Pixar en 2011 et rejoint les équipes de Vice-Versa et Coco, film pour lequel il remporte un Annie Award. Le 6 mai 2019, Daniel Arriage décide de devenir artiste indépendant. Il collabore alors avec Illumination, Warner Bros., Netflix puis Kuku Studios.

Originaire de Riverside, en Californie, Ernesto Nemesio étudie pour sa part à l’Associates in Art et The Illustration Academy. Diplômé de l’Art Center College of Design de Pasadena en 2000, il se consacre à la peinture et expose dès 2002 au Riverside Art Museum. La même année, il entre chez Pixar en tant que peintre digital.

En version originale, Chicharrón est interprété par Edward James Olmos. Né le 24 février 1947 à East Los Angeles, l’acteur débute sa carrière dans les années au milieu des années 1960. Au cinéma, il apparaît notamment dans Blade Runner, Saving Grace, Envers et Contre Tous, Roosters, Selena, The Disappearance of Garcia Lorca, The Green Hornet, The Predator ou bien encore La Route d’Eldorado dans lequel il prête sa voix au chef Tannabok. Mais c’est surtout à la télévision qu’il devient une figure familière en incarnant le lieutenant Martin Castillo dans Deux Flics à Miami, un rôle pour lequel il remporte le Golden Globe du Meilleur Acteur dans un Second Rôle en 1986.

En France, le rôle est confié à Patrick Raynal. Né le 20 juin 1951 à Paris, il étudie au Conservatoire de Lille puis au Conservatoire national supérieur de Paris. Au théâtre, il joue notamment dans La Folle de Chaillot, La Mouette, La Fausse Suivante, L’Importance d’Être Constant, Le Menteur, Le Misanthrope, En Conduisant Miss Daisy ou bien encore Un Air de Famille et Charlotte Corday. Également metteur en scène, il apparaît dans le même temps sur les écrans dans Que la Fête Commence, Mon Roi, Extrême Limite, SOS 18, Un Village Français… Patrick Raynal prête par ailleurs sa voix aux comédiens Robert Forster, Ray Winstone, Peter Mullan, Ray Stevenson et Jeff Fahey, ainsi qu’à Tapper, Chicharrón et Sabino.

Protagoniste secondaire de Coco, Chicharrón n’en demeure pas moins un très beau personnage au cœur de l’une des scènes les plus émouvantes du film et du cinéma d’animation en général.